J’aime ces premiers moments de première fois dans un lieu et un pays inconnus, semblables à l’exploration d’un corps nouveau et de l’être inconnu qui s’y enfouit.
Entre des cumulus j’aperçois une côte maquis, des découpes calcaires, des bleus sourds. Un clocher dans une enceinte en bord de mer (Trogir ?).
L’Adriatique sous la pluie est sans senteurs, malgré des joncs sur les collines, des oliviers, des palmiers.
Des maisons rectangles, sans âge, fonctionnelles, colorées parfois.
Une langue râpeuse, qui sonne rom et portugais par moments, russe à d’autres, croate en permanence, mais n’en connaissant pas la sonorité, je lui cherche des cousinages par homophonie. Tel est le mécanisme de l’inconnu : quêter ou provoquer l’analogie, la réminiscence, l’écho altéré d’un autre ailleurs, d’un autre temps, la similitude ; être attentif aux premiers aliments ingérés, à leur cuisson, leur saveur, leur texture — Split a le goût du strudel, incursion austro-hongroise en Dalmatie.
Très vite les premiers repères naissent : une supérette, un bâtiment, une perspective.
Vers l’enceinte est, une odeur âcre, rance, provient de bosquets sans fleur qui macèrent à l’insu de l’œil. Sur certains murs, des chapelets de fleurs blanches, prunes, de plantes vertes sans floraison. Les fleurs prunes s’arriment aussi au bulbe des palmiers.
Sur la passagiata du palais dioclétien, les éclaircies font monter un vert céladon à la surface de la mer. Un palais ville. Un palais strates, des fenêtres ajourant l’ancienne muraille. Un palais traversé de venelles. J’aime ce vert blanchi de la mer. Une forme de patine sur bronze.
Quelle vie moderne dans une cité centre du monde au troisième siècle ? Par la baie du café où je suis venu travailler, je vois une île — Brac ou Hvar, arrivé hier midi, après trois heures de sommeil et trois heures de retard, je ne suis pas encore familier de la géographie locale. Je m’imagine regarder ce que Dioclétien regardait, dans une perspective inchangée mais des orbites permutées.
La lumière blanchit les pavés maintenant.
Depuis le clocher principal de la ville, à quelque soixante mètres, le vent et le vertige me cognent aux tempes. Il a neigé cette nuit sur la crête qui ferme la baie et enclot la ville sur tout l’est. Des filets de nuages, des filaments de lumière, des teintes d’hiver : je vois un tableau d’Ugarte.
Mouvements des bateaux vers les île, déchargements, flux. Ancona Italia est desservie en direct, dans un pont réel et passé, celui de l’Empire et de sa tétrarchie.
J’aime à travailler hors de chez moi ou dans mon lit. Mon métier, abstrait, fondé sur des idées mises en forme, se prête à l’exercice de style : œuvrer sans en avoir l’air ; œuvrer sous un autre air ; œuvrer dans d’autres aires.
Mon travail est-il différent après être passé par les cryptes du palais dioclétien ? Je n’en sais rien. Ma vie ? Sans doute.
« Je cherche l’or du temps ». J’aime cette épitaphe d’alchimiste, celle d’André Breton. « Je transforme le temps en or ». C’est prétentieux ; et parfois juste.
Une semaine d’imprévus s’ouvre ; d’inspirations : île, parc naturel, cité classée. Je ne sais où j’irai. Je ne sais plus si j’ai acheté un guide de la région ; si tel est le cas, je l’ai laissé à demeure, en acte réussi. J’irai ou non ; dans les deux cas, ce sera juste.
Lecture de Bérézina, de Sylvain Tesson, offert par une amie. Le style et l’imaginaire font vivre tant de vies par procuration. J’aurai confortablement traversé en side-car les boues neigeuses de Russie, mangé du cheval encore vivant, des membres de grognards gelés.
Ma vie finalement est faite de quelques choix essentiels ; et d’actions décisions destinés à les maintenir. Aux fondements : ne pas perdre sa vie à la gagner ; la vivre dans sa réelle rêverie.
Dans six mois jour pour jour j’arriverai à Bangkok, m’ouvrant à une nouvelle réalité, celle d’un mois d’immersion asiatique. L’ailleurs a un effet mécanique d’entraînement. C’est un mouvement perpétuel d’horlogerie. Qu’il me faut alterner avec un été enfoui en Béarn, dans cette maison en galets construite par mes aïeux dont les Pyrénées formaient le seul horizon. C’est un constat. Pourquoi naître là ou là, dans tel ou tel temps ? Se sont-ils posé cette question ? Mon grand-père, je le crois, car son âme était celle d’un poète voyageur, qui n’a ni écrit ni voyagé autrement que par ses pensées sensibles.
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Jour II
La lumière, par intermittences, est apparue, exhalant quelques senteurs ténues. Depuis le parc Marijan au nord, depuis la plage de Bacevic au sud, la baie se vit comme une montagne corse, un jardin de la côte d’Azur, un dédale médiéval, un village d’altitude, un agglomérat de pierres et de blocs calcaires, le film ductile d’une feuille d’aluminium (plissé de la mer au soir, sous un léger vent froid).
Quelques jours d’échecs en bord de plage ou de place, en pointillés slaves. Une synagogue, fermée, un ancien atelier islamique, fermé, un mausolée romain devenu cathédrale, un temple de Jupiter devenu baptistère, ville des mystères et transmutations religieuses.
Le clocher de la cathédrale se pare dans ses trente derniers mètres d’une volée d’escaliers aérienne et métallique. Sensation de rejouer la scène finale de Vertigo. Sans Kim Novak.
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Jour III – Dubrovnik, en passant par Ploce ; Makarska, Omis
Foule sur les remparts, foule dans l’artère centrale. Je prends des tangentes entre ville haute et basse et me retrouve seul dans ce qui s’apparente à un village de montagne. Sans plan, par une ruelle, je débouche sur un cloître dominicain. Silence des oiseaux et des senteurs d’orangers citronniers. Quelques palmes vertes se découpent sur le décoloré de la pierre avec, en faitière, un ciel de mer lisse. Je ferme les yeux et retourne quarante ans en arrière, dans la fraicheur de la senteur de buis (Alhambra de Granada) et de la fleur d’oranger (vallée de Guadix, près d’Almeria) quand, au petit matin, mon père s’arrêtait faire un somme après nous avoir conduit toute la nuit et que lançait par la fenêtre entrouverte de la voiture l’odeur blanche et verte des arbres fruitiers en floraison.
Sarajevo / Mostar. Un « BiH » accolé sur le panneau routier marque l’appartenance à un autre pays, récent, Bosnie – Herzégovine. Les noms en cyrillique sont recouverts à la peinture noire ou grise.
Deux contrôles aux frontières en moins de dix kilomètres (corridor bosnien d’accès à l’Adriatique). Bienvenue en Absurdie.
Dans le bus, Radio Dalmacijia. Sensation d’être au supermarché avec sa sono au rabais.
Avant d’atteindre Dubrovnik, quatre heures et demie de lacis par un paysage monotonement beau. De grandes chaînes calcaires, des plaines maraîchères, des rias, un désert de garrigue aux sommets encore teintés de neige. Quelque chose me manque dans ce paysage au cordeau. Les senteurs de buis d’un cloître, les chandelles des pins parasols, autre chose que ces fastidieuses lignes de crêtes.
Dans une crique au nord de la citadelle de Dubrovnik, un cimetière marin. Une maison avec sa treille faisant ombrage face à la mer. Une nonne passe le balai sur la terrasse. A-t-elle encore le sentiment du paysage après, j’imagine, tant d’années passées ici ?
Split a quelque chose de plus suave et entier dans son atmosphère.
Au retour, trajet interminable. La route serpente entre des baies, des îles étirées, donnant la sensation de longer un lac sans extrémités. La Dalmatie a dû paraître comme un pays frère aux Hellènes venus du Péloponnèse.
Toujours cette sensation d’être dérouté et réacclimaté après deux à trois jours dans un pays étranger. Partir peu de temps, mais fréquemment.
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Jour IV — Split, Trogir
Au marché, des êtres en pente légère, suivant l’inclination du terrain qui « glisse » vers le palais dioclétien, souvent la cigarette aux lèvres (étrange aussi de sentir à nouveau la fumée dans les bars, restaurants) ; des paysans aux visages en sillons, aux mains marquées par le vent et le soleil coupants ; ils et elles se tiennent là, ne cherchant en rien à plaire ou séduire, devant leur étal d’oignons, piments, tomates, petits pois, fève, herbes aromatiques, ail, blettes, artichauts poivrades. Ils sont plantés là, sans mise en scène. C’est présent, abrupt. C’est.
Il y a quelques années — treize — j’écrivais un poème nommant deux lieux de Dalmatie, sans les connaître, pour la beauté rêche de leur sonorité. J’étais tourmenté. Je parcours aujourd’hui ces lieux ou leurs environs. Serein. Sic transit mundi.
« La vie est de renier la vie
de multiplier les fuites
de décrire des cercles évidant
de créer des complexes & imaginaires sans nombre
de vivre par phases
de s’expérimenter
de traverser des attaches
de défaire des limites
de susciter des climats
d’attirer des incompréhensions
d’anticiper l’instant d’après sa mort
de se désincarner par refus de densité
de se posséder par éclats
d’illuminer des visages
de repousser le Ø et l’∞
d’électriser des charges
d’abjurer Dioclétien et sa tétrarchie
de rêver Parthes et Sassanides
de songer Trogir et Korčula
de provoquer l’aveu au tiers-temps du secret
de fonder sa via Appia
de revivifier son langage
unilatéral
inabouti
soi »
23 mai 2003
Trogir justement. J’y fais un saut en bus, à l’autre extrémité de la baie de Split. C’est bien la cité carte postale que j’avais aperçue dimanche entre deux nuages — le couloir aérien la survole. Au retour, les lycéennes dans le bus arborent presque toutes un perfecto noir aux manches gaufrées. Il est un âge où la similitude importe plus que tout.
Au soir, apéritif face au couchant et à des vagues qui s’enchevêtrent contre le quai en béton. Le vent drosse la mer si calme hier. La lumière est à nouveau splendide, mate. Elle me prend au visage quand je ressors de l’exploration des vastes souterrains du palais dioclétien, visités à la brune. Cette brève descente avive la perception des couleurs extérieures.
Je clos cette journée de marche, solitude, écriture et cuisine (petits pois et fèves fraiches, citronnées) en m’amusant à me non perdre dans les lacis de la vieille ville. Ce lieu invite à la vacance et vacant, je suis.
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Jour V — Split
Premier café du jour au marché aux légumes, assis à une talanquère à plat, à côté d’un habitant qui dès huit heures et demie tourne à la bière locale — Ozusko—et à la clope. Je gagne mon bureau temporaire par des bâtiments qui ont mille huit cents ans. Après une succession de venelles, l’échappée vers la baie, barrée d’un vert d’eau et d’un paquebot immense. Le vent est léger, la lumière enveloppante. Parfois, un vrombissement signale le décollage d’un hydravion. Étonnant rapprochement optique de voir le frêle aéronef longé la coque d’un paquebot long de deux cents mètres au moins, et haut de sep étages.
Détour par le marché aux poissons. À proximité, j’entre dans l’Alliance française. Un monsieur distingué, sans doute usé par la Gitane, me parle de l’activité du lieu, tourné vers l’apprentissage de notre langue. De père croate et de mère française, il est né à Créteil, et vit ici depuis soixante ans. « Ma mère était journaliste de bord, arrivée à Split en 1946, dans un des premiers paquebots accostés après guerre. Mon père lui servit de guide. Je suis le fruit de leur travail ». L’homme m’explique aussi que Tito aimait à dire : « La Yougoslavie a six Républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti ».
J’installe l’ordinateur sur la table d’un café séparée de la baie par quelques mètres, quelques bancs, quelques palmiers. Je retrouve ici l’atmosphère sereine, vivante et calme, d’Almeria. L’histoire gréco-romaine, byzantine, vénitienne, ottomane, austro-hongroise, yougoslave, en plus.
Est-ce cela de vivre ? Mêler dans un même jour et lieu des sensations qui infusent, profondément, paisiblement ? Est-ce difficile à penser et accomplir ? Est-ce propageable ? Les gens qui m’entourent semblent le vivre. Et le croire ? Qu’en sais-je ?
Annoncée pluvieuse, la matinée est finalement radieuse. Je gagne la plage proche du studio, Bacvice. Nous sommes quelques-uns à bronzer, tandis que les restaurants sont emplis. Je me baigne malgré un vent frontal. Quelques minutes après, un autre homme sera le seul à faire de même. Les habitants doivent trouver la saison trop timorée pour s’immerger.
Après-midi de lecture en terrasse ombragée, de tour de ville, de magasins, de travail au rentrer.
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Jour VI — île de Hvar
Je retrouve une côte de criques, rocheuses et anguleuses, comme au moment de mes premiers écrits, à mes seize ans, sur la côté désertique du Cabo. Par endroits, par moments, par ce chemin dallé ressemblant à celui de Saint Jean Cap Ferrat, l’air sent le thym, la pierre chauffée, les fleurs jaunes jasminées.
Sur une terrasse inoccupée, des transats tournés vers la baie forment une mosaïque abstraite. Je m’installe en contrebas du chemin, invu. Une échelle donne accès à la mer en évitant le taillis des pierres ; à moins d’un mile, une autre île, Sant Klement, barre la vue. L’horizon pleinement ouvert est rare en Dalmatie.
Je pensais Hvar à une heure de bateau de Split, le double fut nécessaire. Le salon est bruyant, marron de teint, d’un style qui n’en a aucun.
Arrivée dans le port, la passagiata, ses façades et ses palmiers, défilent amplement, dans un panoramique teinté du bleu métal du soir. Sensation de revenir à la maison ; dans ma ville.
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Jour VII — Split
Je laisse Split sans spleen, lumineusement sous une pluie drue qui me ramène déjà à l’atlantique.