Cet exercice est voué à l’échec ; à l’inabouti, tout au moins. Ressort-on indemne de quatre heures d’immersion dans la pensée-monde d’un artiste ascète ? Non. « À quarante-deux ans, je vis dans mon espace de travail, je n'ai pas d'enfant, je suis célibataire. J'ai carrément sucré ma vie par ailleurs, mais c'est mon choix. Il y a une tristesse de ce côté-là. La danse n'est pas compatible avec tout un tas d'activités : cuisine, tennis, alcool », me dit Jacky Auvray, chorégraphe danseur (mais aussi peintre, écrivain et musicien de l’ombre), dans un ancien hangar qui lui fait office de studio de danse phalanstère, à Vieux-la-Romaine, un village de plein champ, quelques kilomètres au sud de Caen. Jacky, campé sur son canapé flanchant, sa chienne boxer endormi à son flanc, me narre sa vie de tête brûlée, commando parachutiste à dix-sept ans, videur, serveur, puis mime et automate de rue.
Le premier choc Auvray, je l’ai vécu un soir de fête de la musique. Séparé de ma compagne par quelques sièges, ce soir-là nous assistâmes à « d’X », le dixième tableau dansé de la Chambre bleue, œuvre d’une vie, d’un quart de siècle, qui comptera douze pièces à son terme en 2010. Ce soir-là, l’entrelacement des danseurs, cinq femmes et quatre hommes naissant et finissant en ombres plaquées sur des tentures, l’hypnose de la musique électronique nomade, le triangle amoureux formé par mon corps / ma vue, ceux de ma compagne et la scène offerte, ont ravivé un soulèvement de soi plus perçu depuis un ballet d’Alwin Nikolais, à Paris, dans les années 1990.
Le temps d’un passage (piéton)
Nikolais, créateur du centre national de danse contemporaine d’Angers. Cette ville où Jacky vint, dans les années 1980, apprendre les bases théoriques de la danse et de la chorégraphie. Où, le temps de traverser un passage piéton, le grand œuvre de la Chambre bleue s’imposa à lui : « Une chambre est un lieu de culte, dédié à la vie, à l’amour, à la mort ; on y vit des rencontres, des ébats. Pourquoi bleue ? Pour la chaleur de la flamme et la froideur de la glace, pour le juste milieu formé par l’union des deux. Je travaille sur une femme et un homme, d'une essence à sa mort, je les réunis pour raconter quelque chose ».
La première des rencontres que Jacky ne cesse d’organiser, c’est avec lui-même. Durant ses courtes nuits de sommeil, il s’adonne à son obsession des schémas, des études préparatoires, de tout ce métier nécessaire à désapprendre, à se désinfluencer des prédécesseurs, pour atteindre l’état de fraîcheur, de simplicité et de liberté propre à l’art (il me sort des feuilles et des feuilles de graphiques cabalistiques pour le profane, certains s’apparentant à ces cartes perforées des débuts de l’informatique). « L'étude ne sert pas à avancer mais à régresser, jusqu'à toucher le rien ou une partie de ce rien. Comment danser sans savoir marcher, comment tenir debout ? La vie d’un artiste n’est pas de savoir, mais d’essayer. La première fois marque. Après, on tombe dans le paraître, la culture de salon, le truc favori des Français. La valeur de ce que l'on fait en tant qu’artiste n'est pas supérieure à celle du vent. Je n’ai pas de prétention. Je peux quitter ce bâtiment en 24 heures, il ne resterait rien ».