Laos — 25 - 31 décembre 2014
Constante de ces maisons aux portes et fenêtres ouvertes à la poussière des routes.
Des fumées de barbecue jour et soir : porc, canard, bœuf, poisson. Tout s’achète et se mange à toute heure.
Se déplacer, c’est un peu l’espoir que quelque chose se déplace en soi. Mais quoi ?
Même les arbres deviennent comme métalliques sous l’effet d’une poussière tantôt étain, tantôt ferreuse.
Se déplacer et croiser un extrait des peuples : Môns, Brésiliens, Kamous, Japonais, Laos, Russes, Coréens, Thaïs.
Il suffit de se dérouter d’un kilomètre pour passer de bluettes asiatiques crachées par des sonos à la matière sonore des zébus, oiseaux, insectes, silences.
Voyage vers la ligne de front, Silence, Une pierre dans mon cœur : les paysages entre Luang Prabang et Vang Vieng semblent calés sur la musique du film La ligne rouge (village, colline aux herbes hautes ondulant, herbes de la pampa filtrant le soleil).
Assis au fond du temple, je vois de dos les moines en psalmodie. Quelques-uns, jeunes et distraits, se retournent pour me regarder furtivement.
La musique d’Hotel California en fond sonore d’un des multiples cafés de Vang Vieng. Le monde est-il en expansion ou contraction ?
« Cela pourrait être le paradis. Ou l’enfer ».
À distance, la voix, les mots, parviennent. Le ressenti de l’être resté là-bas, en bord d’un fleuve jaune. Pour l’odeur et le goût, le toucher, la mémoire est la parade.
Je retrouve l’épaisseur du temps à passer des heures dans d’antiques bus chaotiques rachetés, comme en attestent les idéogrammes, à des compagnies chinoises. La mièvre décoration défraichie, faite de plafonniers en plastique effet acajou incrustés de diodes vert de jade, de rideaux festonnés, de pompons dorés, ne parvient pas à contrarier la force des paysages entraperçus par les fenêtres tapissées d’éclats de terre séchée.
À Vientiane, je retrouve avec étonnement le flux d’une circulation dense, la durée des feux de croisement. De lustrales façades de banques similaires à tout ce que produit l’a-rchitecture mondiale. Ce pays rejoint la « communauté », en partie.
En bord de Mékong, le marché de nuit expose des lots de contrefaçons. À deux pas des monastères ouverts crissent de grillons. Fumées des barbecues et sonos crillardes. L’Asie est encore là. L’épiderme n’est pas la moelle.
Cambodge, Siem Reap, Angkor — 31 décembre – 4 janvier 2015
Entre loup et chien, premier matin d’an neuf. Sur un balcon, une silhouette de femme à contre jour : ombre khmère.
La rue sent le pot d’échappement encrassé et le détritus tiède. Entre hagards de nuit et coureurs matinaux, des chauffeurs de tuk tuk abordent pour proposer une course, un massage, une passe. Sensation d’être une cible blanche.
En bord de piscine à l’aurore, les yeux pointent encore les étoiles les plus vives. Un vent discontinu passe. An neuf.
Sur la route menant à Angkor, j’entends soudain le son familier de la jungle à Ao Nang. Cet insecte crissant tout l’après-midi. Cette stridence continue entre verre et métal frottés.
Explorer donne un axe à l’espace mais altère le temps. Les états se vivent comme fugaces ou interminables. Les durées permutent : instants denses, jours mois.
Apsara, devata, asura, linga, yoni, baray, bantay, gopura.
Bayon, Ta prohm, Prea Kan, Neak pean, Bakong, Tonlé sap.
Elancé, blanc, statique, altier, un pique-bœuf fixe sur le dos d’un buffle en mouvement dans une rizière asséchée.
La reconnexion au monde d’origine débute à deux jours du retour, par une nette décélération, le retour à des temps inertes. On ne quitte pas de tels lieux sans paliers de décompression.