Jamais il n’écrivait à la demande, se ressentant plutôt comme un scribe passif, attendant qu’une phrase le traverse et dépose cette légère impulsion électrique, similaire au prémice du désir sexuel : l’envie d’écrire. Mais ce soir-là d’avril, il l’attendait, depuis près d’une heure, à l’arrière d’une salle de restaurant ouvrant, par ses baies vitrées, vers le fleuve en haute mer, les palmiers au vent, les passants et les sportifs. Elle arrivait, elle approchait. Promis. Elle l’avait piqué, en lui suggérant d’écrire un poème, tant qu’à faire d’attendre. Il s’était exécuté. Se pliant au double jeu de son bon vouloir et de ce défi, inhabituel, de composer sur commande. La vue vers le fleuve solide forma l’indispensable première phrase, ouvrant sur une série d’images et de sonorités qui, en quelques minutes, donnèrent forme au poème.
Le fleuve fait mer
et plis
au vent
vert des notes
de fond
de cœur
lentisque du Maroc
galbanum d’Iran
Dès l’écriture achevée, il lui adressa le bref texte par les airs, avec le sourire d’un adolescent fier de sa prouesse. Quelques minutes après, il l’aperçut, longue de noir, avançant sur le quai, entrant dans le restaurant, le cherchant. Il la laissa faire. Si parfois la plus belle des histoires est celle qui ne débute jamais, la plus jolie des rencontres est celle légèrement différée, qui prend le temps de se laisser trouver, de voir le regard scruter l’endroit, puis s’éclairer de la lueur du visage reconnu.
des troncs flottent à contre-courant
pendant que je cherche un accord boisé
au fil de ma mémoire
et de ce qui flotte
en toi
en nous
D’eau pétillante, il avait teinté son attente. Plus tard, de nuit, sur le quai, dans l’axe du blanc particulier de la lune — ce blanc formé des éclats noirs du dioxyde de titane —, il lui fit respirer sa peau sur laquelle il avait appliqué un jus réalisé de sa main. En retour, elle lui fit sentir son cou. Quand elle eut fini sa cigarette, poussé par l’air froid et le désir, il la prit quelques instants par la taille, avant qu’elle ne recule, et s’en retourne à l’intérieur.
le fleuve est l’image de ton attente
y entrent pluie et limons
puis retournent au large
à la source
Il lui était difficile de comprendre ses attitudes. Ses mots étaient rares ; elle y préférait les questions, se protégeant en poussant à se dévoiler, ce à quoi il se pliait — par ? adaptation ? soumission ? compréhension ? Qu’en savait-il ? Quelle importance d’ailleurs. Ne comptait que ce lien possible, au risque d’être dupé. La conversation fila entre plaies et blessures, mets et voyages, projections improvisations. Plus tard, elle le raccompagnerait devant sa résidence. Ils échangeraient une accolade. Il avait pensé, en début de soirée, à la possibilité qu’elle reste avec lui. La sensation lui manquait. Celle du réveil et de la nuit, au contact. Le moment était reporté sine die, et c’était bien la beauté de la chose, aussi. Car elle avait cette façon étonnante de parler souvent et avec énergie de sexualité, tout en évitant tout mouvement qui se serait apparenté à une bascule. Une façon cérébralisée d’évoquer le corps, un maintien à distance qui se voulait une promesse, qui demandait patience qu’il tâchait de vivre comme un présent.
cette source
cette brèche
cette attente
pré intime
ce mouvement
d’un courant
Parfois, rien n’a été tenté, et cela n’a pas suffi. Parfois, tout semble avoir été tenté, sans que cela fût suffisant. Alors, la nuit d’avant la vie ouvrit à la vie d’après la nuit
allant venant
de toi à moi à nous