Ao Nang, mer d’Andaman
XIV – XII – XIII
En réduisant l’inscription algébrique de la date (quatorze décembre deux mille treize) j’obtiens le ternaire (14 12 13, 5 3 4, 1 2, 3). Depuis deux jours et pour neuf encore, je me laisse infusé des bruits de la jungle. Chaque tercet a sa coloration. Dominante d’oiseaux le matin, stridence continue des grillons l’après-midi, comme rayant un cylindre de verre, crissements de nuit. Dans les environs les quatre-vingt sept espèces de serpents glissent en silence. Béarn ou Thaïlande je cherche et trouve ces replis saturés de vert.
Le parc naturel débute à la lisière de la maison d’hôte, juste après la rivière, en contrebas du jardin. Mais s’y aventurer est un risque. L’état sauvage de la nature appelle l’incontrôlable. La jungle est belle à envisager depuis sa limite. Sur une autre bordure de la propriété, un taillis d’hévéas, alignés au cordeau, avec leur fente blanche de latex et l’odeur de tannerie qui s’en dégage. Les insectes se collent aux peaux, de toutes tailles. Les animaux dorment de jour, à l’ombre. Sur les kakémonos publicitaires de villas en construction, je regarde la graphie curviligne thaïlandaise. Espacées, les lettres forment un espace lié malgré tout. Ce sens du détail chantourné se retrouve dans la découpe d’une carotte ou d’un fruit du dragon. Le goût des aliments conjugué à celui des formes.
Souvent les criques sont annexées par des complexes hôteliers. Une tranche de pays sous vide : payottes, filaos, cocotiers, graisses au soleil, rochers au large, dans leur sfumato. L’absence de saison stratifie le cycle du temps. Monotonie ou sérénité, selon les tempéraments. Alors, être arrivé depuis deux jours ou deux ans, quelle différence ?
De la baie de Tanger à celle d’Ao Nang, le plastique étire ses emballages, canettes, bouteilles et sacs. Le fil du temps, le fil blanc du déchet, jeté ou posé par la marée. Notre signature monde, sœur du global English, langue rebut accrochée aux lieux.
Klom Muang, Ko Samui, Poda, Krabi, les noms restent droits comme des bâtonnets de citronnelle. Je me laisse dévidé à la mesure du temps clos. Je roule en vélo sur des routes où sinuent les tuk tuk, les scooters à trois ou quatre occupants, les camionnettes peu ventilées. Je marche sur la baie à l’ombre des arbres. Je bois une mangue glacée pilée vendue trente baths dans sa livrée de plastique. Il reste à imaginer, par trente cinq degrés, le givre en ce moment au pays natal. Vingt heures de voyage ont court-circuité la saison et font voir une demi-lune coupée à l’horizontale sous la ligne des tropiques.
Sur la voie des îles, un varan flotte ventre à l’air. L’orage de la nuit affleure durant le sommeil. Chaque repas passe par le cérémonial d’une découpe fine et méticuleuse des légumes, des fruits, des seiches et du poulet, mêlés aux sauces soja et huitre.
L’étirement des jours a une forme aigüe, celle d’un « si » dévidé vers l’avant, timbré, projeté, les pieds ancrés, les genoux fléchis, le bassin rentré. Promenade matinale en forêt, accompagné de Pota, la chienne a la patte cassée. J’observe le circuit des fourmis, en colonne de trois, encadrées de guetteuses, haranguées par des chefs qui tressaillent des pattes à la tête. Une feuille placée sur leur chemin les désoriente temporairement. La vie dans sa silencieuse sauvagerie. Un ermitage dans la jungle.
Quel coup a féri l’iguane ? Sa dérive comportait forcément une orientation, à défaut de sens. Ici, je donne sens à mes gestes, jusqu’à celui de me couper les ongles. Sixième jour. L’autre réalité, celle de mon ancien monde, a presque cessé. Je reste un père, un ami, un entreprenant de sens. Ici je suis un hôte, seul dans sa bulle ou en cuisine, en commis de Pot, l’homme à tout faire de la maison, et son centre radieux. Le manque de lumière est oublié. L’absence de compagne. Les échanges numériques. Le pain le fromage et le vin. Ici un petit scorpion apparaît un matin dans une salle de bain. Un petit serpent gris s’échappe devant soi au bas des marches du jardin, les geckos gobent les insectes posés sur les murs, les déchets étoilent les plages autant que le travail des crabes de sable. Ici jamais le silence ne se fait. Les insectes occupent tous les plans sonores, jour et nuit. Une averse, soudaine et puissante, remplit le centre des fleurs, en calice vert et transparent. Le soleil s’étale entre six heures du matin et du soir, renforçant l’homéostasie des jours. Tout semble juste tant manquent les contrastes. Ici être est mon seul travail. Être, point. Point après point. Lignes et cercles de mes dessins. Être et sentir. Être et centrer. Ici je ressens l’absence de décret d’aimer quelqu’un. Cette part sort librement et trouve où se poser, sur le bloc spongieux des œufs d’une grenouille arrimé à une feuille, à l’aplomb d’une jarre dans l’impluvium de la maison, ou sur Pota, ou sur la bouteille de bière Singha bue au couchant sur la plage de Klong Muang, ou sur tout ce qui n’est pas nommé, une sorte de métal terreau, d’une fréquence continue, à peine perceptible, si présente, pleine de l’espace qu’elle ouvre, en prise avec chaque point. Chaque point est un jardin d’hiver — tropical.
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