D’une
image, faire une histoire. Par la composition — deux silhouettes, de
profil et de trois quarts, au premier plan, dans la pénombre, floutées, trouées
par l’ombre portée de végétaux traversés de soleil, chaque silhouette s’étirant
de part et d’autre des bords de l’image. Au centre, la trouée vers la netteté.
Un premier second plan où une plante rappelle l’ombre chinoise sur la joue de
l’homme situé à gauche. Au second second plan, un banc, sur lequel un couple
s’embrasse, contenant dans l’instant tous les signes de l’amour (tendresse,
lumière, lien, complémentarité). En fond, dans la surexposition et la profondeur
de champ floue, des cargos et des grues émergent d’un fondu au blanc. Grâce
d’un moment et science de la composition. Mieux : ébauche d’une romance,
d’une surveillance (les deux hommes sombres du premier plan scrutent-ils les
femmes s’embrassant ? Sont-ils amis ? Les connaissent-ils ?
Sont-ils interrogateurs ou réprobateurs de ce saphisme exposé en plein soleil ?),
d’un exil, comme si chaque élément de la photographie contenait une part d’histoire,
latente, ineffable.
Dans
une autre photographie de Sabine Weiss, d’un intérieur de voiture ou depuis la
vitrine d’un commerce, à travers une vitre sur laquelle ruissellent de grosses
gouttes nettes comme des sphères, on aperçoit une silhouette (de femme ?),
sombre, marchant, axiale, et derrière elle, l’arrondi d’une 2 CV. De
l’eau, une ombre, une ambiance urbaine insituable. Rien, à première vue. Et
pourtant. Tout tient, splendide. La beauté des gris, du cadrage, rend poétique
un détail in-signifiant, en fait une œuvre. Un extrait du monde.
Dans
un quatuor en noir et blanc, quatre temps d’un même moment, d’un face à face
amoureux, une métisse bouclée, un bond lisse, deux Coca vides sur la table d’un
café ou d’une terrasse de maison à la campagne, en bord de mer. Quatre temps pour
manifester les temps de l’amour — les regards, les gestes, l’enlacement,
les sourires. Tout tient, là aussi, sans recherche, par la présence d’un
troisième œil, bienveillant, qui maintient toujours nouveau l’amour d’un couple
depuis sans doute mort, disparu, séparé ou flétri. Mais nous aimons cette
tricherie du sentiment, cette illusion qu’il serait infini, quand sa richesse tient
dans l’instant, périssable.