Le soleil
bas de cinq heures me réveille. À huit heures je suis installé à une terrasse
de Birger Jarlgastan où se croisent les complets gris Stan Smith aux pieds et
l’allure athlétique des femmes en robe. Sveltesse, sport, écouteurs, tasse de
café à la main, casques et vélos, brunes chevelures, peaux sans défaut.
Lunettes de soleil, vêtements cintrés, bronzage, segments démesurés des jambes,
ballerines cadençant le sol. La lisseur de tous ces visages dresse un miroir
déformant. Le réel est-il si juste ? Décorateur d’intérieur, mon hôte,
Johan, a son portrait dans l’édition d’août d’Elle Interior, Suède. Je repense
à Almeria, Andalucia, non du fait de l’atmosphère, mais du moment : être
attablé avec le goût encore présent du café en bouche quand tous semblent
affairés — telle est la joie non manifestée du pas de côté. J’entre dans
ce monde : en observateur. C’est une société qui semble policée. Une seule
sirène entendue depuis mon arrivée hier au soir et le couchant sur les hauts de
Södermalm, face au centre. Au Moderna Museet, une femme au visage trop parfait
(carnation, blondeur, eau des yeux) me comble en faisant surgir tour à tour des
réserves hautes de grands panneaux mobiles où sont fixés des Sam Francis
collectionnés par son ami, le conservateur Pontus Hultén. Sublime de l’art mis
en scène par cimaise volante et accorte escorte. Auparavant, sublime Matisse,
« Acanthes à Tanger » avec ses prunes, aubergines et blancs de toile
apparents réunissant Bonnard et Cézanne. Œuvres postées en bord de lac, à moins
que ce ne soit un lac, un méandre, un bras de mer ou de la Mälar, liquide, la
confusion règne. De l’eau des parcs des vergers un fond sonore très bas hormis
les svenske chuintements éloignent cette ville du trou noir des mégapoles.
Quand un groupe d’oiseaux fuit un bruit dans le verger, il se répand au-dessus
et autour de moi, la table que j’occupe étant placée dans l’axe de leur vol. Par
points vient l’envie de réaliser un autoportrait, sorte de strate réflexive
prise au va. Je vois l’âge à l’œuvre sur les plis des mains, du nez. Par
réflexe universel les enfants pistent les moineaux, les bernaches, dans
l’herbage près des serres de Djurgården. Ils vont selon leur voie. Ils sont
leur voie.
Ancienne
douane transformée en centre photographique, Fotografiska, par le beau, crée
l’envie du beau. L’harmonie des ouvertures sur la rivière depuis le dernier
étage et les baies du restaurant.
Troisième
jour, île de Grinda, archipel de Stockholm (une heure et demie de bateau).
C’est l’enseignement que j’attends et qui me rejoint par moments lors de ces
voyages. L’état de flottement qui fait chercher des analogies (Prague et Berlin
pour la ville, les Pyrénées et la Bretagne pour la végétation et la côte
insulaire). D’un coup tous les repères coulent à pic laissant à la surface un
trou blanc. Tout disparaît pour mieux sauter à la face : la solitude, le
lieu, l’orientation vaine, les vaguelettes d’Est en Ouest, la solitude, le
calme devant et en soi, la bascule de l’angoisse. L’eau est si douce — au
double sens, par son absence de salinité et sa relative chaleur. Un ponton
depuis lequel un groupe d’enfants se jette à l’eau à tour de rôle. Le paysage
par incise renvoie à la Méditerranée, odeurs et bruits de pinède en moins. N’était
la connaissance de l’hiver, le temps semblerait clément pour ce jour et ceux à
venir, à l’étal de l’eau et des noms d’îlots (Gallnö, Estö, Öran, Lädmo,
Sipprö, Lillived, Möja, Husarö, Alsvik). Vapür sur le Bosphore ou bateau sur la
Mälar, j’aime l’ambiance conjuguée du fleuve et de la petite restauration à
bord, comme un doublement gustatif du voyage.
L’éloignement
ponce, desquame. La distance est une vue de l’esprit. Je ne me suis jamais
aussi proche que dans la distance. Deux jours suffisent à cela. Le voyage
m’ancre. Plus encore en le vivant seul. Le récit et les images en feront un
moment partagé plus tard.
Aéroport
d’Arlanda. Le rapport à la beauté est multiple. Pourquoi se passer de Valtat,
Bronzino, Basquiat ? En serait-il autrement dans le rapport aux
femmes ? Étonnant silence de cet aéroport à l’image des artères souvent
vides de la ville. Très vite la familiarité des lieux apparaît. Très vite un
sentiment de déjà ressenti apparaît. Le charme persiste, sans la puissance du
premier contact. Ainsi des rencontres, nées en parole, closes en silence. Retour
aux premiers corps graisseux dans l’attente de l’embarquement, fin du Songe,
Mademoiselle Julie. « Et in Arcadia ego ». Le deuil comme un marqueur
en pointillé.