L’image
m’est venue durant une conférence d’architecture d’Arc en rêve, consacrée au
cabinet Hessamfar & Vérons. Marjan, persane de naissance, faisait défiler
des vues d’angles et de lumières qui inspirent le duo bâtisseur qu’elle forme
avec Joe, son associé et mari à la ville. Après le multicolore couvent de la
Tourette par Le Corbusier, après des lignes de fuite bétonnées ajourées façon
Tadao Ando, après des plans des qonats
de Téhéran et des sommets à quatre mille mètres qui barrent l’horizon au nord
de la ville, vint l’image. Au premier regard, une volée d’espaliers en bois
enjambe un étang et retombe posément sur l’autre rive, s’approchant, par
l’imaginaire, de la vue et revue passerelle de Monet dans son jardin de
Giverny. Mais là, nuls piliers de bois pour soutenir l’escalier, mais des
filins tendus par trois grands ballons blancs, aérostats chargés d’hélium. Et
l’escalier de voler, tel un rêve de bois et d’air, suspendu au-dessus de
l’étang. Voilà à quoi ressemblait notre relation. Cela m’a sauté au visage,
sans toutefois me prendre à la gorge, le temps du deuil étant achevé, ou
presque. Oui, de nuit, j’ai encore la vision de son corps qui me traverse, et
de sa grâce, dense souriante. « Quand
on a respiré l’air des cimes, il est difficile de redescendre en plaine,
m’avait-elle imagé. Tu as su faire vibrer
chaque facette de ma personnalité, comme personne ». C’est une chance
de recevoir-donner une telle énergie dans sa vie. Quand celle-ci vient à
cesser, quand on en est réduit à ne plus voir qu’un rayonnement fossile, la
question qui vient est celle de la réédition. Est-il possible une, deux,
quelques fois, de re-vivre cette intensité ? La statistique n’est d’aucun
secours. La foi, éventuellement. Et si cela n’advenait plus ? L’alternative
se réduirait-elle à : faire avec, en cultivant le souvenir vivant de ce
qui fut beau ; faire sans, en s’apitoyant sur les disparues à jamais
– elle et notre relation ? Le
savoir viendra juste avant la mort : inutile. Il n’y a aucun pari à
formuler non plus. Puisque l’essentiel nous échappe. Puisque la personne à
venir est une idée qui, incarnée, file encore entre les doigts. Nulle tristesse
dans un constat qui relève de la physique. Au fond, nous sommes notre première
ombre et notre propre sable. Et je repense aux vues de Téhéran, au réseau
souterrain des cours d’eau qui, partis de la montagne, frais de neige,
charrient ensuite un tout à l’égout en traversant la mégapole, et finissent
saturés, merdeux, dans les marais insalubres du sud, en limite de désert. Hessamfar
& Vérons ont conçu, sur un tronçon de sept kilomètres, une réhabilitation
du principal qonat qui traverse la
ville du nord au sud. Car ces enclos, ces pardēz, sont autant de mini paradis
en puissance, si le cours de l’eau est inversé, si de fonte elle reste, de neige.
Voilà l’image que je conserverai. Celle d’un cours fait de fraicheur native. De
source claire. Quand bien même enfoui. Une nappe frayante, en soi, tapie. Ce
qui reste d’un être : le souvenir d’une émotion, vive, vive hante