« Je ne vous aborderai pas ; je vis à
l’aveugle. Je ne vous toucherai pas ; je n’ai presque plus de corps. »
La musique me transporte vers des frôlements, une mise en scène faite de
ralenti des gestes, nocturnes, de dos, d’épaules et de bras qui marquent la
démarche, de quelques nappes de sons en boucle, atténuées par la profondeur de
champ. Je ne vous aborderai pas ; vous avez tous les visages ; et,
partant, aucun. Ce serait une si jolie scène n’est-ce pas ? Ce moment
cristallin qui passe par la cornée et toute l’ingénierie optique
- bâtonnets, pigments, nerfs. Cette connexion de l’esprit à un sentiment
plus étendu que les terminaisons du corps. « Once you turn me on ; You cannot turn me off ; it’s on for
ever ; in Paris ». Ou ailleurs, qu’importe le cadre, du moment
que le découpage est respecté, que l’ambiance nocturne apaise les contours et
floute les repères, de sorte que nous ne savons plus où se situe la distance
entre intimité et intériorité, affleurement et friction, mixtion et fiction.
Les basses approchent. Le temps du contact
visuel comme aiment à dire les espions, précis jusque dans l’énoncé de
leurs sentiments latents. Un jeu de miroirs s’installe. Un triangle de regards.
Deux aperceveurs, une surface métallique comme point de jonction. « In Paris ». Ou ailleurs. Seules
comptent la scène, la parade. Voyez, je l’évoque comme si elle pouvait encore
vivre en moi. Et l’invoquer l’accomplit en partie. Je ne vous aborderai pas. Je
me persuade, à longueur de croisements, que seul est l’état le plus supportable
dans cet environnement de ville, de nuit, de comportements excessifs,
dépossédés. Seul est la présence. Seul à soi. Et peut-être portez-vous aussi au
cou cette marque visible sous une lumière polarisée ou un rayonnement qui
tiendrait de la radiographie, de l’écorché. Je ne peux vous voir ; je
tourne, danse, cercle, les yeux clos. « You, broke my back ». Le son décroît mais la roue tourne à son
rythme, centrée, suffisant. Le son s’arrête et le regard reste obturé dans un
long, profond, passage au noir, fondu, entêté. Les visages reviennent, les
torsions, l’air saturé d’aisselles. Je ne vous toucherai pas. J’ai retranché
une part invisible qui nécessite un pansement constant, l’arrimage d’un
ensemble d’actes et de pensées sur l’empreinte laissée creuse. Qu’importe la
circonférence ; mar, a dentro.
Vertical je suis et tourne. Le lieu passe et repasse la même musique. Qui
l’ordonne ? Je ne sais. Je fais avec les circonstances. J’annotais un
agenda jusqu’à un certain temps, troqué depuis contre un carnet à dessin et là
aussi, de danse, il s’agit, de cercles répétés, de tournois, de joutes, main
contre esprit, trace contre coulure, tournoiements, bleu face noir, esquisse
face hachures ; j’ai presque tout mon corps, je dessine, je danse, les
nappes synthétiques recouvrent l’air d’une zone humide trouée d’herbes,
d’aigrettes, de matière flottante ; l’espace va se rétrécir, des visages
sortir du champ à mesure que je m’approcherai de la sortie, ce halo vert et
blanc, avec son pictogramme de coureur ; corre, corre, chaval, il en restera des signaux sous une forme qui,
pour l’heure, échappe au discernement ; cours et percute du regard un
visage, une silhouette, cours vers l’enveloppe du son, le duvet des poignets,
la maille des dents spectrales sous les stroboscopes, cours sans plus te
retourner, sans plus réactiver, sans plus empêcher, cours dans l’onde qui te
précède à trois cents mètres par seconde, cours jusqu’à oublier la mémoire du
poème tranché, ces histoires mortes de corps et d’abordage, de toucher et de vue.
Ici est la sortie. Les visages se diluent, encore un seuil et tu seras rendu à l’aube aux doigts de rose, aux chemins
sans gentianes, aux chantiers, aux ponts, au mouvement sans musique. Encore une
traversée de soie, partant d’un poing, y revenant par la prédiction du cercle.
La fraicheur du matin a le gout purifié de l’ozone, d’un premier air du monde.
Des visages apparaissent, intermittents. Dans un taillis fixe, un filament
bouge. Un fil lustré. Un fil sous l’absence de vent. Qui tourne, centré, suffisant
Musique « Paris » : Scratch Massive, avec Daniel Agust