J’ai la sensation – profonde – d’être entré dans la libre création : je ne me demande rien ni n’attends rien. Que je sois attablé dans le cocon de ce café brut, à la décoration dépareillée, à l’atmosphère estampillée Chelsea market ou que j’écrive alité avec une musique techno pop qui lance son staccato, la dualité s’est fondue dans un swell sans vague.
Vient le temps où les îles d’or s’accostent sans effort : elles parsèment les grains du temps, elles imprègnent l’air inspiré et de cette nouvelle géographie intime, il est inutile de vouloir faire le relevé ou alors à la façon délicate, estompée, des portulans de la Renaissance, en laissant d’illustratives vagues ourler les zones blanches de la carte, des têtes de dragon border limes & finis terrae, en représentations indépassables du lien esthétique qui nous unit aux territoires.
Marcher de nuit dans Paris ou se projeter vers l’Argolide puis Lombok s’apparente à la même démarche, celle du quêteur qui avance léger de plus en plus, l’étoile au front, les fantômes au dos, désaccrochés avec leur lumière spectrale de lac hivernal. Le ciel de janvier s’éclaire d’un fanal Boudin d’après la chape des jours statiques, les variations sont presque artificielles – pourquoi soudain ce noir nuage à contre-jour finissant ? Je glane les lumières au dehors, dans les êtres, dans la prémice d’une relation neuve comme passée au lustrant de l’ardoise éclatante après l’averse. Je repasse par l’arrière ajouré de la grande horloge qui surplombe Orsay et ouvre la perspective vers le mont du Martyr. Je ne sais plus quel photographe a composé cette image dans laquelle je me trouve incrusté sur le vif (Kertész ?).
Tout aussi bien je pourrais assister à l’empreinte d’une des femmes bleues de Klein sur la toile tendue de blanc – cet écru de la matière par lequel Cézanne fait respirer ses paysages - ou marcher au bord d’une hanche ou d’une corniche libanaise. C’est la vie de château, loin de l’oppression de Franz et du Golem de la ruelle d’or. Aucune de ces lignes depuis dix mois ne m’a ramené à la forme poésie. J’accepte ce temps. Je le vis comme une autre façon de sourcer la même matière, si tant est que cela en soit, la même tentative de capter ce qui insaisissable restera. De la traversée de ce champ d’énergie ne nous reste qu’une limaille qui noir sur blanc fixe les signes avec plus ou moins d’heur. Nous agissons en corps conducteurs. Nous sommes agis plutôt.
Les lèvres n’ont rien à voir à l’affaire, infibulées ou béantes, la transcription fraye son passage, nous ouvre, nous écarte, nous coud, nous rattache, fabriquant au fil des coutures une poupée patchwork, une idole, une porteuse de sorts, une diseuse d’aventure, une figure kachina, une tête en bois cloutée, un masque cycladique, deux sphères creusées à la place des orbites par les traits de rabot de Giacometti, nous avançons de la sorte, en faisant bonne figure, dans l’indimension qui fait cercle.