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Rien n’a enlevé le sentiment d’abandon oublié trente ans durant. Aucune baignade. Rien de dramatique dans l’absolu. L’ampleur de la réaction est contingente à qui vit le moment. Je suis sans doute d’argile. La forme se creuse et s’assèche, portant en creux l’empreinte, un moulage émotionnel que le temps n’altère pas. La forme est. Un point c’est tout. Rien de dramatique, il suffit de vivre dans sa forme, la connaître et l’accepter. Ces dix mois de solitude lui ont laissé le temps de remonter. Si j’avais une forme à caresser, rêche, ce serait elle, mais je préfère un grain plus fin sous la main. La forme m’importe. Le besoin d’être emporté par elle et le regard. De se sentir estimable par l’attention engendrée. Si une belle forme s’attache à moi, c’est que je suis digne d’intérêt. Syllogisme de l’enfant intérieur. Si une belle forme se détache de moi, à quelle forme me raccrocher ? - expérience de la chute. Sans retrouver le contact du sol, on finit par se croire libéré de la pesanteur. Vole le Verseau. Ondoie dans l’air. La sagesse serait d’accepter l’état désentravé et de le prolonger. Mais au lien, il est dur, sur la durée, de renoncer. Alors la forme sera belle, attachante, non blessante même si elle choisit de se détacher. En apesanteur, on peut prononcer ces incantations inutiles. Car on ne sait rien encore de la forme de la forme, moins encore de son goût. Elle reste à révéler. Elle stagne dans la chambre noire, près d’un dahlia, obturée. Et des regards répétés ne feront pas effraction de sa part irréductible. Elle restera en partie un bloc d’abîme. J’aime à l’envisager ainsi. Sous une forme peu définie, faite de possibles surprenants. Sur un colophon, il fallait des jours de pose avant que la révélation ne commence à opérer. Il s’agit d’années dans ce cas et surtout, de ne jamais parvenir à une image achevée, expurgée de toute ombre. Ce serait la fin, la brûlure du blanc sur toute la surface par une insolation extrême. Non, la forme doit conserver ses replis insoupçonnés, rester insaisissable en partie, et attendre la réciproque de la forme qui regarde et se déplace vers soi – vibration.
Posée en extérieur, sur la feutrine de la nuit, la lampe est sans vocation, elle tire sur sa flammèche, produisant un halo de chaleur vacillante. La lampe est sans but dans la chaleur vacante. Elle fait converger les virevoltes par défaut. Le seul intérêt de la lampe est de provoquer un effet miroir quand, par une nuit imprévisible, un autre feu sera perçu, entrera dans le champ, se dévoilera. Deux feux de jour. Rien n’est moins sûr, la probabilité indéfinissable. La beauté du geste est de croire l’opération possible. La pensée de ce moment est peut-être plus accomplie que sa réalité hypothétique. La lampe ne demande pas : elle accomplit sa fonction. Elle n’éclaire pas, elle produit, elle est le produit de l’air, de l’étincelle, de l’huile, de la mèche, du tungstène. Elle ne témoigne pas, elle porte l’ombre sur les choses. Elle tient sa durée de vie et part dans le silence ascendant d’une fumée grise. La plus belle des lampes est la prochaine puisque la lumière sans cesse nous file entre les yeux, comme un sable tombant de phalanges serrées incapables de retenir le sans prise, le sans fond.
A deux mille trois cents mètres, le lac est sans nageur, entier livré à sa couleur profonde. Il m’a fallu cinq minutes pour acclimater mon corps à cette température, mon corps chauffé par le pierrier du pic d’Ariel, cinq cents mètres plus haut, par les mille cinq cents mètres de dénivelé de cette marche commencée cinq heures plus tôt avec mon père. Au sommet, nous avons pris le temps de pique-niquer, dans ce trois cents soixante degrés à la lisière Béarn / Aragon. La baignade, tout mon corps la souhaitait. Je ne sais quelle est la part de bravade et de régénération corporelle et spirituelle, comme si cette limite avait un sens. L’eau me porte depuis mon prénom. Je lui restitue un extrait, en retour, un jardin d’été, quelques lignes. Cette marche m’a tétanisé les cuisses par la rudesse de sa descente, deux heures d’un trait sans faux plat où laisser les muscles se décontracter. Dès le lendemain les rouleaux atlantiques ont pris le relais, dans une eau de teinte égale au lac, d’une température plus douce, d’une foule aussi, quand là-haut j’étais seul à nager, entre brebis et rapaces, passage d’isards furtifs, randonneurs assoiffés. Mon père me laisse prendre le devant. L’arthrose verrouille ses genoux. Je me retrouve en première ligne sur la crête. Les jambes crispées.
Pourquoi ce crédit accordé aux textes ? Pourquoi se laisser toucher par une sensibilité exprimée, comme si celle-ci allait se révéler facile à vivre puisque capable de s’extérioriser ? Mais l’introspection écrite creuse le mystère plus qu’elle ne le révèle. Vous pensez entrer en relation à la seule lecture de mots. Vous en restez à l’écorce quand la sève demande à être saignée pour perler en gouttes niellées. Une part de la méprise provient de là. Alors oui l’usage des mots confère un pouvoir quand son absence est recherchée. L’image qui vient est celle de la garde baissée, du désarmement, de l’aséduction. Vous voyez des mots en oubliant l’horizon qui les suscite. La mire est faussée. Elle étalonne le médian au lieu d’embrasser les extrêmes, en deçà, au-delà. Et les nouveaux mots qui en cascadent viennent éclabousser les précédents alimentent ce brouillard précis. Jusqu’à ce qu’une vue perce, atteigne, traverse, ramène à la surface. C’est cela le regard, une ancre qui vous extirpe de votre profondeur sableuse et vous porte à l’air, vous fait fendre l’eau par le tranchant, ligne de l’étrave qui coupe le plan, génère une onde sur deux bords chassée. C’est l’attente de ce regard qui donne un sens à l’attente. Puisque sans eau ni signes nous laissons nos ouïes sécher. Ce regard, je l’ai croisé, et j’attends qu’il me réponde. Une dérive à la mer, sans bouteille. Comme les mots, nous avons le tort de surinvestir les regards. Une illusion en chasse une autre, selon notre penchant. Le visuel domine et nous plie. Mais nous aimons être courbés – la vague, noire puissance. Attraper par les mots est facile et non souhaité.
La chambre est ordonnée. Lattes de pin clair, murs et sous pentes comme chaulés, poutres de l’ancienne grange restées dans un état brut. Meubles en araucaria réalisés par un ébéniste chilien. Accumulation des collections du beau-père décédé dans un accident de moto aux marches de la Russie et de la Chine. Petites voitures, maquettes de voiliers, livres reliés pleine tranche, bandes dessinées. La minutie du rangement. L’ordre matérialisé, traces de ce qui fut vivant, mobile. Photos de son mariage thaïlandais, lui en costume noir, jabot blanc, baskets ou nus pieds. Dehors est silence. Le temps au neutre, après l’orage de la nuit, avant les éclaircies annoncées. Cette nuit, rêve de la relation morte. Elle me quittait, me demandait de ne plus dormir chez elle. Riait avec l’ex qui me succéda, enfin, je l’imaginais ainsi. Posé seul dans le stable de cette chambre, au creux de cette calme campagne, la disparition des mouvements évoque la mort ou l’introspection. C’est un temps mort dans lequel personne ne peut pénétrer. Un temps centré sans diversion. Où à fine dose l’acide du manque s’en prend à la plaque. Décape et révèle la minceur de la paroi, encore quelques morsures et un trou se fera jour dans le métal, ouverture sur le blanc béant.
De jour, certains satellites passent et clignotent dans l’esprit. Des présences se manifestent mais le tube évidé forme toujours l’axe de la structure. L’entêtante figure – celle du tube, celle de la non advenue. Il est question d’une présence, de celle sentie même à distance, dans une douce persistance, rétinienne. Sans, on en passe par des jours fantômes. Et ici, dans ce vert désert touffu, ce creux marque plus encore, s’imprime au long des jours et des pensées. À nous quatre, nous représentons trois générations assemblées dans le calme des repas. À cette distraction s’ajoute la lecture de l’Amour conjugal, paradoxale en période de célibat, livre dans lequel Moravia décrit la chasteté comme moyen, pour le narrateur, de faire œuvre de création. Ses sentiments se maintiennent au contact de l’épouse, la joie de l’aimer dans ses imperfections. Solaire sagesse. « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil », sauf qu’ici, de blessure il n’y a point. « La lucidité est la plénitude la plus rapprochée du soleil » sonnerait plus juste.
« Si tu utilisais l’ampleur de ton écriture pour la mêler à des personnages, des dialogues, pour en faire un roman… ». Trois ans après, la remarque m’est à nouveau formulée. La réponse est inchangée. Je n’ai ni le goût ni le souffle à produire de la fiction. J’ai besoin de partir du matériau vécu pour le transposer dans un poème ou dans ce climax en cours depuis trois mois. Je pense à Pessoa et à son livre intranquille. Aucune intrigue. De la densité. De l’évaporation. Plus persistants qu’un rêve de vie. Plus vivants parfois que la vie elle-même. Il faut renoncer aux historiettes quand le conte est absent. Ne pas forcer pas au risque de travestir le trait. Laisser ce qui singulier est venu me traverser. Un poète d’ici, Paul-Jean Toulet, a creusé sa veine à part dans ses contre-rimes. À choisir, je me serais vu génie. À choisir, petit maître dans son artisanat marginal me convient mieux que tâcheron de la fiction, quand bien même loué et exposé. Au final, aucun des deux ne laissera de trace consistante. J’ai le plaisir, de mon vivant, de savoir que quelques pensées ici fixées, quelques sensations matérialisées, ont traversé quelques lecteurs. Ainsi, d’une expérience centrée, on sort parfois de son champ de gravité : une fois la vitesse de libération atteinte, les ondes se propagent dans toutes directions (Arecibo). C’est l’acquittement de ma démarche de franc-scripteur, comme il se dit d’un courrier pour lequel on accuse réception.
In girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournons dans la nuit et par le feu sommes consumés. Voilà. La rotation n’a pas de sens mais elle produit chaleur et lumière, sous l’action ternaire du carburant, du comburant et de l’énergie d’activation. Le feu est un triangle. Le feu est un point en nous. Le feu désigne ce qui fut et ce qui est brûlant de vie. Il porte ses contraires d’une même flamme. La vive flamme d’amour. Celle qui de l’horizon présent s’est retirée, laissant le feu au cœur du vide. Yves Klein, Saint Jean de la Croix. Avec l’âme chauffée à blanc, de nouveau une triangulation d’incandescents. Je n’avais qu’une chose à être, ni père, ni amant, ni collègue ou ami, moins encore frère, mais sondeur de feu, par la verticale, à l’horizontale, giramondu tendu vers un but infixé.
Le temps n’est plus à l’océan mais à l’orage. Des trente quatre degrés de l’après-midi nous sommes passés, sous l’effet du vent d’ouest porteur de l’orage, à moins d’une vingtaine. Le vent se concrétise dans les arbres. La nuit accroît sa pression. Je n’ai rien à faire de particulier avant d’atteindre le sommeil. Je suis coupé. Je suis relié. Les pensées traversent la passe du nord, quitte le Bassin et atteignent le large. Emises, elles échappent à l’emprise, sans certitude d’être entendues mais elles vivent et viennent alimenter les esteys liés du chenal principal. Le plus fragile s’exprime en fin de terminaison. C’est à la limite du perceptible, il faut tendre sa sensibilité pour le capter et le filet relevé ne révèle pas toujours des gobis frétillant d’asphyxie mais c’est la loi du jeu et nous aimons à nous y plier.
Le temps n’est plus à l’océan. L’Aquitaine traversée, le piémont natal atteint, me voilà enclos sous la sous pente de la maison familiale et la masse du tilleul comme perspective en surplomb. Ce tilleul dont, enfant, je récoltais les fleurs avec mon grand-père, assis sous l’acacia, sur l’autre aile de la ferme, tournée vers le fond du vallon des Yolettes. Le temps n’est plus à l’océan quand hier soir encore sur la jetée j’assistais avec d’autres anonymes aux voltiges interdites d’adolescents effectuant des piqués dans le Bassin et bientôt poursuivis, à la nage, par des maîtres nageurs venus de la plage. Vieux jeu du chat et du campagnol à ce presque âge d’homme, quand la transgression aide à nous définir, envers et contre presque tout.
Mais ici, dans la maison des aïeux, le repli prime. Il m’enveloppe. Je n’ai plus accès aux trois ailes du quadrilatère sur cour formé par le bâtiment du XVIIIème, une aigreur de famille a muré ma tante dans sa réserve en contrebas. Par le souvenir je peux encore passer de la souillarde, sombre et remplie d’objets morts, au grenier, où séchaient les trompettes de la mort sur l’armature d’un lit désaffecté. Je peux accéder à la chambre du premier étage, en pignon sur la route et le jardin, où j’ai commencé d’écrire, l’année de mes seize ans, d’avant l’âge d’homme. Enfant puis adolescent je suis venu ici plusieurs fois par mois, en toute saison. Mais depuis des années, depuis le départ à neuf cents kilomètres au nord, loin de l’océan, ici je ne viens plus qu’à l’été, quand la torpeur a le plus de chance d’écraser de chaleur la perception du présent ou la projection, ne laissant passer par son poing puissant replié que la tête du passé et sa langue bifide qui sonde l’air pour, à travers les particules, frayer son chemin.
Après une semaine passée sur le Bassin, rare solitaire parmi les familles, les groupes d’adolescents, les couples de tous âges, voici le temps de la germination estivale, à l’insu des vues, sans accès au réseau mobile, sans commerces, sans volonté particulière, hormis celle de se laisser brasser par la charge du lieu, une fois l’an, comme un passage dans le Jourdain alors que le riu tort devant la bâtisse fait moins d’un mètre de large. Il n’empêche. Ici n’est pas recherchée l’ampleur mais l’amplitude. Et trouvée, souvent, elle est.
A ce moment-là, je n’étais plus dans, j’étais du temps. L’ouïe et la peau font entrer dans cette matière qui flue plus qu’elle ne fuit. Tout s’agrège en eau et se déroule en cercle, comme cette image paradoxale d’Escher où la cascade et la source sont sur le même plan quand, à première vue, il semblait qu’il y eût une chute, un avant / après, une profondeur de champ – non, rien de tout cela, l’écoulement est un enroulement.
En se plaçant face à la bande de lumière tombante, cet angle bientôt fermé qui sature les couleurs sous un filtre d’alumine, la compréhension vient directement au corps. Les images s’oublient, même les plus blessantes et récentes – le hasard qui remet face à l’image d’une relation morte, cette image d’elle, qui l’a prise ? Était-ce moi ? Cela y ressemble. Pourquoi la conserve-t-elle ? Mais ne fais-je pas de même ? Effet miroir de deux ex-voto nihilo.
La beauté est d’accéder à ce sentiment du temps enroulé – un kayak de mer traverse la bande du couchant, un baliste palpite et suffoque dans le sac plastique laissé par un pécheur sur le ponton mobile, quelques couples et familles font avant la nuit le tour de la jetée qui s’achève par un arc de cercle aligné sur le nord. Quelle sensibilité prime à cet instant ? Quel ressenti est partagé, quand bien même vécu ou formulé d’autant de façons d’être ?
J’en passe par l’écrit comme si j’avais une restitution à faire à ce lieu et à son atmosphère scintillante, ces genêts d’or sur fonds de bleus, du ciel, de la mer, comme l’écrivait d’Annunzio. C’est un geste inutile. Ni la lumière ni les éléments ne sont là par intention ou raison. Ils sont. Intransitifs. Ils nous mettent en mouvement (émeuvent) et nous font traverser. Les sentiments, les concepts. Quand l’expérience est finie, des bris restent sur la terre dégagée par la basse mer. Jusqu’à la prochaine montée qui prendra, réassemblera, déposera.
Dans l’approfondissement de soi, par la solitude, advient un moment où cesse la représentation. A force de descente, un seuil est franchi, blanc. Il n’y a plus à creuser au-delà, il n’y a plus du tout. Cela revient à imaginer ce qui se trame après les confins de l’univers. L’existant du vide. Par besoin de combler. Cette trappe s’est ouverte et m’a montré la limite. Une cellule seule se vit, certes, mais à quoi bon sans interaction forte avec une autre ? Le sens de la vie est nié. La mécanique est en place mais tourne à vide. Tout cela n’est que circonstanciel. Les limites vivent d’être repoussées. Mais à l’heure actuelle je ne vois plus rien passée la saturation blanche. Je ne rends compte des émotions vécues qu’au relecteur de ces pages - moi. Le sens a fugué, l’élan aussi. La part du deux réduite à une boucle sans musique, tout est sous contrôle, l’essentiel échappe.
Ce passage au blanc, l’atteinte de ce grand fond comme il se dit en imprimerie, ce matin, son nom m’est venu : le tiers-étant. Le terme m’a été intimé ; je l’expose. Le passage de l’ordre du deux au trois qui fait la relation. De son antre à un autre, l’entre est le passage obligé - « Je suis votre obligé(e) », voilà bien une formule désuète à raviver. La rencontre est toujours du troisième type ; en triangle, en ternaire, en triptyque, au choix, l’axiome demeure : 1&1 font 3. Font, en occitan, signifie « source ». Quand je vais vers une autre fontaine que moi, espérant être bu et buveur, abreuvé abreuveur, la fonte des glaces devient possible mais sans être obligée – seul le passage l’est (pas si mal au fond).
Ce que je mène, c’est une vie d’inclus reclus. Seul et sociabilisé, par choix et possibilité gagnée – ce statut à la marge dorée est né à la force du poignet, de celui qui prend les décisions de vie et écrit pour vivre, au sens économique et existentiel. Je me suis arrogé le droit, par une constance dans mes priorités, de me ménager ce mode d’existence confortable. Je n’en fais pas un titre de gloire. Il s’agissait de transcrire en actes mes vieilles pensées irrédentistes qui le demeurent. Comme me l’écrit une amie éloignée par fâcherie, j’ai pris le parti de ne pas fuir dans les divertissements du travail ou du prestige social. Non plus que dans l’oisiveté ou la vie sans famille.
Je me concède quelques devoirs auxquels je me tiens. Le reste du temps je me coltine cette liberté tant réclamée qui finit par sortir des yeux à force de poser un champ vide devant soi à toujours ensemencer retourner. Je serais une sorte de héraut du présent occupé souvent à ressasser le passé. Ni lieu, ni mètre. La seule mesure du battement intérieur comme poulie des jours. Destinée partagée avec quantités d’autres vies sans écrits. C’est le seul privilège distinctif de ma fonction de scribe couché. Vis, écris, deviens ; dévie, décris ; reviens, revis. Fluctue toujours, insatiable. Et si demain ?
C’est un cliché, et pourtant. La forme ne lasse pas : la découpe de la côte, l’étrange outre-bleu à la surface des fonds sableux, les pins parasols en oblique, la figue dispersée dans l’air peu salin, les demeures recluses derrière leurs barrières hautes, les quelques bateaux ancrés. Le mouvement naturel de l’eau est la dépose. Glissade lente vers son propre fond sur le même mouvement que celui du corps attiré par la profondeur. La fin des accessoires, des visages tendus. Je suis un axe descendant. J’ai un monde de souvenirs qui se dissipe en tête et laisse place nette, évitant l’embolie. Je suis une envolée qui s’éloigne du ciel. J’ai le poids du liège en surface. Une vie tiendrait-elle dans une crique ? Non ; mais l’idée m’est indispensable. Malgré la présence artificielle des oligarques et des petites frappes clinquant de métal pauvre.
Qui m’enlèverait d’un environnement pensé par Cézanne ou Eschyle ? Cette vue est la plus élaborée qui soit malgré sa rudesse apparente, ses matériaux pauvres qui sentent la poussière, la laisse de mer et la résine. J’y suis dans l’état le plus approprié à saisir le moment, seul de corps et d’esprit. Autant la ville explorée demande présence, autant ici la présence à soi se suffit. Elle focalise les rayons qui ricochent sur les surfaces exposées blanches. L’écriture vient cogner ses signes sur la pierre dure du réel. L’érosion retire les lignes dans un élan jamais stabilisé. Le moment n’appelle à rien que lui-même mais nous avons la folie d’y revenir, de biais, par le heurtoir des mots. Condamné par une tumeur au cerveau, ce chercheur a eu besoin d’en repasser par le sas du livre pour se préparer librement à la mort. Pour un parlant, combien de silencieux stoppés ? Combien de pensées vécues inconsignées ? Les écrivains dressent la caste des parleurs sans être toujours s’en montrer dignes. Le poème de la mer abroge tous les livres le temps d’une immersion. Seul compte l’instant étiré dont rendre compte étire encore la durée, mais sans restituer l’évidence des sens. Un texte est l’amande amère qui reste quand la causse dérive encore en lieu et place.
Nous avons été quelques-uns à marcher sur l’eau. L’étrange sensation visuelle d’être à sa verticale par le jeu d’un fort coefficient de marée qui découvre un banc de sable aux Abatilles et rapproche du courant de la passe. Je suis allé jusqu’au point où les courants s’entrechoquaient. Où la surface de la mer me gagnait par tous les côtés. J’ai aimé cet instant en forme de vie. Allongé sur l’eau le sable ou les étoiles, nous devenons le roulis, nous sommes en corps, incorporés sans filtre quand le sel traverse nos bouches et se dépose. Plus tard l’orage transforme radicalement l’endroit. Les teintes bien posées fondent toutes au même moment vers le gris, du proche au lointain,. L’aplat de couleur supprime les perspectives. Le vent traverse les vêtements, dérègle les esprits repliés sous la verrière.
L’idée folle de ce lieu est d’avoir barré l’horizon. Le large se déroule bien en aval du chenal, mais face à l’embouchure, l’autre extrémité du Bassin étale une bande de terre sans relief. L’horizon, le large, deviennent des idées. Ils existent, mais derrière l’obstacle ; nous le savons, mais sans les voir. Nous voyons d’autres strates : collines dômes des pins plage chenal ; nous voyons leurs couleurs brun vert sable bleu-vert. Il faut le silence pour se concentrer sur cela, pour le laisser affleurer. Il faut la solitude aussi. L’eau qui se retire laisse quelques flaques coupées de la mer. Quelques heures après la jonction se rétablit mais la flaque est toujours là, en dessous, il faut avoir conscience du prochain retrait et ainsi de suite, par l’enchaînement sans âge fixe des mers hautes et basses.
Mais en nous ? La forme serait plutôt celle d’une marne où apparaîtrait quelques bulles, un film d’eau qui, par résurgences croissantes, s’étendrait en étang, lac, mer intérieure. Nous serions nos propres sourciers, infléchis par notre coudrier, portant baudrier, tendant la baguette vers l’aimant de l’eau, attendant de la voir plonger vers elle et confirmer que la source est bien là, prête à sourdre sans bruit.
Imaginons la vie de chacun sous forme d’un graphe, avec ses points culminants, sa médiane, les écarts types. Autant de représentations possibles, en histogramme, camembert, radar. Mieux : en partitions, avec les lignes d’attaque et d’inflexion des corps, des cris, des pleurs de joie, de peine. Variante : des halos de différentes couleurs, les points-lucioles de nos états d’âmes et des moments-charnières. Imaginons ces cartographies tirées sur plaque inox et scellées sur nos tombes. Aux seuls éléments d’état-civil, à la citation de circonstance, s’adjoindrait l’image la plus réelle du défunt, la mise en lumière de sa vie écoulée, sa photo d’identité.
J’écris cela musique symphonique en tête, à proximité d’un homme menotté encadré de trois gendarmes en convoiement entre Bordeaux et Paris. Monde de collages. Il m’est impossible d’entrer dans l’esprit de ces quatre compagnons de voyage. Je ne le souhaite pas non plus. Je n’aime pas la prétention qui consiste à inventer la vie des autres quand la sienne propre a la consistance de grains de polenta avant cuisson. Qui me fonderait à le faire ? Je ne m’arroge pas ce droit - limitation de mon bon gré qui m’est rare. Ou limites de mes possibilités créatrices, aussi, d’enfant doué qui refuse l’obstacle du travail pour parvenir à quelque chose de grand. Le prisonnier porte une figure christique à catogan noir. Ses rides marquent non l’âge mais la peine. Le voyage n’est pas toujours la métaphore de la liberté, pas plus que les champs de tournesol qui traversent la vitre du train.
Je me trouve déjà à court de ces petites épiphanies que je cherche à consigner ici. La beauté de la carte tient-elle à son échelle ? J’aimerais croire que non mais entre confetti et continent, j’aimerais trouver la mesure qui me convient. Cela nécessite de la vacance, du travail, le passage au tamis des graves de la mémoire. Dans le Jurançon, les poudengues apportent au vin sa minéralité. Il faut ce mélange d’air ambiant, de sol, de pluie, d’élevage, pour structurer le vin à venir.
La nécessité de plaire vire à l’épuisement momentané. Tout un jeu de parade qui assèche les nappes quand l’eau a déjà du mal à filtrer. Il faudrait avoir la volonté de renoncer un temps et d’embarquer, par l’esprit, vers l’île de Saint Honorat, ou séjourner hors saison à Porquerolles ou Groix. L’envie d’aimer être aimé est si impatiente. Les rencontres ont parfois le goût tournant d’un carrousel, à ne pas goûter qui se présente, à ne pas être mu par sa personnalité, à regretter le temps de l’évidence qui jamais n’exista tout à fait. C’est un casino où la roue tourne à vide et la martingale chose rare.
Reste le recours aux lectures qui font aimer la solitude, en ce moment, les carnets de poésie d’André du Bouchet (et avant eux, Cambouis, d’Antoine Emaz, tous deux marqués par la beauté concrète des vers de Reverdy). Quelque chose vit « là » qui connecte à la vie. L’intérieure. Je pense aussi à l’énigmatique et splendide Tuiles détachées, de Jean-Christophe Bailly, qui y développe la théorie de la forme-tuyau dans l’enchevêtrement de ses souvenirs. Le temps de l’innocence s’est évaporé. L’amour est cette fabrique construite sans plan. Brûlée, comment la réactiver ? Où placer le feu quand le feu a agi ? C’était cela le temps de l’innocence, la capacité à s’élever amoureux sans grande discontinuité, chaque histoire nouvelle prenant la relève de la précédente. Le fil est rompu. Le fil entraine vers la figure du labyrinthe. De l’impasse. De la mort possible par incapacité à sortir du piège. Du rêve enfermant sans réveil possible.