J’aime
les paysages dans lesquels j’ai aimé, et la confidentialité qui continue de les
entourer. Certains d’entre eux se prêtent naturellement au sentiment amoureux.
L’esprit qui les traverse aime à se le dire. En même temps, les lieux même les
plus laids et hostiles ont abrité des mots, des scènes, des gestes. D’amour.
Mais voilà, ici c’est un relief, ici une atmosphère, là une sonorité, ailleurs
l’ensemble, ici une perspective, une douceur uniques. Chacune renvoie à un
relief, une voix, une douceur, un grain, une perspective vers quelqu’un qui fut
aimé.
Le danseur
J’aurais
été aimé pour mon corps fait instrument aux différentes qualités. Et la ductilité
s’approche tant de la duplicité, que je ne peux m’empêcher de les associer, à corps
défendant. Car jamais il n’y eut de calcul dans mes bonds, l’énergie était
entière, réelle, profonde, sincère, à partager. Je vivais dans la stupeur des
regards face à l’inventivité du mouvement, au sentiment qui naît de la furia
comme de l’esquisse, ébauche d’énergie, station avant l’explosion. Mon paysage
de prédilection ? Les calanques, pour leur raideur face à l’érosion,
l’offrande de leur calcaire au vert marin. Et parce que là j’ai aimé, et j’ai
été aimé.
Le photographe
J’aurais
été aimé pour ma signature, cette mise en scène de portraits proposés à des
passants dont le visage était masqué par des radiographies de mes os (cheville,
clavicule, genoux). J’ai longé le littoral tout un été pour cette série, à la
recherche d’un parallèle avec les concrétions de Monet, l’aspect de conque
marine transposé de la façade d’une cathédrale à la silhouette d’un gamin,
d’une Lolita, d’un camelot, d’un vieux. Mon paysage de prédilection ? Les
aciéries désaffectées de Pont-à-Mousson, pour cette rouille couverte de
lierres, la sensation de serre à ciel ouvert et de caches infinies qu’elles
procuraient. Et parce que là j’ai aimé, et j’ai été aimé.
Le peintre
J’aurais
été aimé pour la profondeur de ce que je laissais voir par de simples horizontales
et verticales. On parle injustement de deux dimensions. Mais la toile qui vibre
a une ou toutes les dimensions, elle aspire entièrement qui la regarde. C’est le
seuil d’un espace fini et indéfini. J’y pense en regardant la chute des gouttes
sur la vitre du train. Elles accélèrent à mi-parcours mais leur trajectoire
laisse une nouvelle matière, une queue de comète faite d’eau. Mon paysage de
prédilection ? Les peintures de Joan Mitchell, parce que je ne sais si ce
sont des paysages ou des couleurs juxtaposées, je sais seulement que l’idée du
paysage devrait ressembler à cela, un pays de sensations justes et intenses,
sans arrière-plan, où tout est livré à plat. Et parce que là j’aurais aimé être
aimé et aimer, en retour.
Le compositeur
J’aurais
été aimé pour les sensations flottantes semées au cœur des êtres. Comment
harmonie et mélodie agissent sans que le discours en épuise le sens. C’est bien
beau, et savant, de parler de l’art du contre-point ou de la modulation, mais
qu’est-ce en comparaison de les ressentir par le diaphragme qu’ils déplacent en
nous ? La résonance vaut mieux que la raison. Mon paysage de
prédilection ? La neige mélancolique qui naît à l’écoute du Clair de lune de Debussy, qui tombe et
se cabre, refusant de peser au sol et se propulsant à nouveau vers le ciel par
anti-gravité, avant de disparaître dans un espace inachevé où la dernière notée
posée au clavier suggère d’entendre celles qui ne sont pas jouées mais vivantes
en nous, une telle musique ne pouvant cesser. Là, j’ai aimé les notes, l’amour,
leur commencement et leur inachèvement.
Le chanteur
J’aurais
été aimé pour l’identification que j’offre aux voix de tête, muettes. En moi et
par mes cordes, tour à tour elles se sentaient damnées ou sauvées, aimées ou
délaissées, sans éclats ou rutilantes, besogneuses ou aériennes. J’étais leurs
pensées volant dans le son, amplifiées par les effets vocaux. Il naît un tel
sentiment de puissance de ce que l’on déclenche ainsi à distance, sans voir ces
visages mais en les sachant mus. C’est comme cela que j’ai été aimé, sans
jamais pouvoir le rendre. Le chant d’amour cherchait l’écho, sans foyer réel à
sa source.