Nos
oreilles sont traversées d’odeurs du marché. Encore. Nos mains savent écrire la
pousse d’un légume mangé à l’étuvée, braisé, sauté, al dente, sous vide. Nos paroles ont la patience de lire sur les
lèvres. Encore. Nos rêves ont-ils déjà la forme d’écran, protégés et
distants ? Quelle consistance a notre envie d’être plus-que-mammifère ? Celle d’une flamme ? D’un
terril ? D’un gaz ? De vitrines ? Que voulons-nous
finalement ? Nous é-mouvoir quand l’image est une facilité, autant que le
mot ou le retour à la ligne ? L’apocalypse est avant tout une révélation. Regardons.
Des pans du passé attendent toujours. La technique
fabrique de merveilleuses images sans réflexion. Le travail se place au centre
de nos vies nous échappant toujours, absent ou omniprésent. L’autre est aussi
aimable que soi. Nous portions un enfant mort à quel âge en nous ? Une
conscience qui ne connaissait pas le mot. Une joie d’apprendre et de faire. Où
donner était, déjà, si contre-nature. S’enrichir et se déposséder étant l’arc à
tendre pour nous joindre en vie. Où aimer se faisait par admiration et besoin
de sécurité. Où l’on jouait, à essayer, à changer de rôle. Celui que nous
portons a charge de vie. Comment l’élevons-nous ? Le sentons-nous bouger quand
nos langues s’abouchent à nos pensées, à nos émotions, à nos aspirations et à nos
corps comme arbre, branchages, feuillage, chute, bouturage, latence, floraison,
transplantation, récolte, ornement, membrement, ancrage, élévation, écoulement
et analogie que nous sommes ?
* * ** * *
Qu’y
avait-t-il alors de plus important pour Ulrich dans ce train ? Éradiquer
les téléphoneurs intempestifs et les écouteurs en boucle de sons assourdissants
ou évaluer le nombre d’années – de mois ? - qu’il lui restait à
exercer sa profession de rédacteur dans une société dont subitement il lui
semblait qu’elle n’avait plus comme horizon simultané que l’hébétude devant
l’écran et le rejet de la langue pensée ? Certes, il connaissait les
entrées délicates dans l’hiver (« SAD », disent les spécialistes)
pour en avoir vécues quelques-unes, privilège de l’âge. Pourquoi alors une
telle alternative sans issues ? En ces circonstances décontenançantes, la
réaction normale d’un aspirant écrivain aurait été de produire un texte. Mais pouvait-il,
avait-il envie d’écrire pour une humanité réduite à deux ensembles : les
téléphoneurs intempestifs et les écouteurs en boucle (catégories souvent
réunies en une seule et même) ? D’une, cela aurait signifié se placer
au-dessus de cette mêlée, s’en sentir coupé de façon radicale et irrévocable. De
deux, il restait bien dans ce train quelques vieux concentrés sur la lecture
d’un livre ou d’un magazine, et l’image de la chandelle transparente s’écoulant
de leur nez pendant ce temps privilégié de silence suffisait à le réconforter
sur le devenir humain. Indéfectiblement, nous resterions des animaux en qui
progrès et évolution iraient de pair. De trois, l’amour du paysage et plus
encore la contemplation d’un paysage dans un état de transport amoureux le
dissuadèrent d’écrire quoi que ce fût sur cet épisode mineur, quoique
existentiel, de sa vie de rédacteur indépendant. Ni poème ni mini-nouvelle
(sorte de substrat dans lequel la short
story enseignée dans les creative
writing workshops d’Amérique du Nord est subsumée) ne vinrent différer sa
jouissance du paysage et de l’amour.