La contribution du poète Alexis Pelletier.
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Il me semble que nous
vivons, aujourd’hui – mais à
quand remonte cet aujourd’hui ?–
une période de récession dans tous les domaines : l’écriture comme la
liberté en pâtissent, l’ouverture au monde également, la condition des femmes,
etc. La liste peut être prolongée longtemps et le poète d’y ajouter un raton
laveur. Cette réalité-là serait sans doute à elle-même suffisante pour écrire.
Mais ce n’est pas certain.
D’une part, la fin des
années 1970 a vu naître une sorte de mise à l’écart progressif de l’écrit sous
toutes ces formes. Cette mise à l’écart a été très insidieuse puisqu’elle a
utilisé, notamment, les vieilles recettes de l’écriture. Segalen ou Kafka ont
eu beau montré que le romanesque traditionnel n’avait plus beaucoup de sens
dans notre monde, il est revenu en force, soit dans les livres mêmes, soit par
les images. Et s’il semble que notre époque ait plus d’attachement aux romans
de Françoise Sagan qu’à ceux Samuel Beckett, plus de complicité pour Desperate Housewives que pour les films
de Robert Bresson, c’est sans doute parce que les vieux outils du romanesque,
du miroir, de l’univocité factice du point de vue conviennent mieux à
l’entreprise de décervelage qui est aujourd’hui à l’œuvre. Beaucoup de livres
en somme qui paraissent aujourd’hui
sont écrits d’hier et sont comme une
sorte de symptôme bénin de la récession nommée plus haut. Écrire contre eux
serait déjà un programme…
À ce sujet, un exemple
me taraude. Que sont les principaux succès planétaires de l’écriture aujourd’hui. Je n’en sais fichtre rien.
J’ai l’impression souvent d’entendre parler de romans policiers. Qui, par
exemple, n’a pas entendu parler de la
série Millenium ? Sans
doute, une excellente suite policière. Mais lit-on réellement un roman
policier ? Ou bien le consomme-t-on avec un plaisir certes réel ? Et
le relit-on jamais ? On écrirait aujourd’hui pour se divertir, passer de
bons moments ou pour divertir les autres, leur faire passer de bons moments,
etc. Pourquoi pas ? Longue vie et bonheur, et pognon à tous ceux-là (pour
Stieg Larsson, les héritiers sont comme ceux du Boléro de Ravel). J’ai tout de même l’impression que ces succès
participent d’une consommation de l’écrit. Plus que d’une écriture. Pourquoi
écrire aujourd’hui, alors ? La réponse n’a pas grand intérêt ? À quoi
bon ? Pour dire merde à tout ça ? Et ça te mène où ?
D’autre part, il y a
une pente narcissique dans l’écriture, qui me chiffonne. On écrirait pour mieux
se connaître dans une sorte d’attitude qui renvoie soit à une injonction morale
classique, soit à une espèce bâtarde de thérapie. Je me sens très éloigné de
cela. Me connaître me semble une entreprise hasardeuse qui relève soit de la
psychanalyse, soit d’une attitude un peu « religieuse » : celle
de l’introspection, de l’examen de conscience, de la confession pour faire signe vers le titre de Saint Augustin et de
Rousseau. Rilke, dit-on, ne voulait consulter Freud parce que ce dernier
guérirait certes le poète de ses fantômes, mais aussi de ses anges.
En même temps, les
lignes qui précèdent, à mesure que je les écris, quelque chose s’allume tout
rouge et marmonne (est-ce la voix intérieure ?) : « Non mais ! Pour qui tu te prends ? ».
Si à ton invitation, cher Laurent, j’essaye maintenant de dire pourquoi
j’essaye d’écrire, je voudrais vraiment que personne n’aille croire que j’ai la
prétention de dire autre chose que des banalités. Je ne vise aucune généralité.
Au départ, je voulais même te dire, j’écris parce que je ne peux pas faire
autrement.
J’écris parce que
j’aime lire. J’écris parce que j’aime les mots que je lis avant même d’aimer
les histoires. J’écris parce que j’entends dans les mots que j’emploie des
histoires (l’histoire du sens) qui m’arrêtent et me font aller dans des
directions complexes, contradictoires et fascinantes.
Je peux être retenu pendant
plusieurs jours par n’importe quel mot et avoir le sentiment de creuser sur
place ce mot. C’est souvent étonnant, parfois exténuant mais cela s’accompagne
d’un grand plaisir. À chaque fois que j’écris, également, j’aime perdre pied et
ne pas savoir dans quelle direction le mot suivant va me guider. Et de tout ce
que je viens de te dire, j’ai l’impression que l’écriture qui parfois arrive à
quelque chose dans ce que je fais, cela s’appelle un poème.
Les poèmes que j’écris
vont, je crois, dans une direction qui est parfois narrative, parfois lyrique,
parfois circonstanciée (je préfère cet adjectif au terme autobiographique). Ils me semblent participer des refus que j’ai
nommés plus haut.
Ils voudraient aussi
faire entrer le monde, l’accepter dans sa diversité, dans son horreur extrême
et son extrême beauté (moins fréquente). C’est Dominique Fourcade qui a écrit
(dans Le ciel pas d’angle, il me
semble) qu’on est en « demeure d’épouser » tous les mots.
Le chef d’orchestre
Celibidache pensait que la musique ne se compose, ni ne se joue pour chercher
la beauté, que celle-ci est un moyen mais pas une fin. Il disait que derrière
la beauté, il y a la vérité. Je suis, évidemment, totalement infoutu de dire ce
que c’est que la vérité. Et si je commençais à le faire, je crois que je me
ferai très peur et que j’arrêterai d’écrire. Mais en effet, il se peut que
l’écriture n’ait pas grande chose à voir avec la beauté. Elle serait plus une
affaire de rythme tout en faisant sourdre la capacité à se dérouter.
Et pour moi, elle est
aussi liée à l’impression d’avoir peu de choses à dire, rien à raconter mais tous
les mots à ma disposition.
Peu nombreuses je crois les images
Obsessionnelles par la répétition
Qu’elles instaurent
Un bord de mer des hirondelles sur un fil
électrique
Un escalier ou un pastel d’enfance tous les
deux
Recomposés dans la mémoire
Ou encore cette vieille idée de viscères
Ou de sang dans le corps même des mots
Et la chance aussi c’est que tu ne les entends
pas
Et que la durée de notre amour
Vient de ce qu’il n’y a jamais d’accord
parfait
Dans le désir c’est une vraie simplicité
Une vraie découverte aussi d’avoir pu l’écrire
Cela vient de la lecture des quatorze
« chansons sans musique »
De Tomàs Segovia découvertes au hasard des librairies
Dans l’anthologie Cahier du nomade Poésie / Gallimard numéro 449
Et c’est déjà aussi un questionnement
improbable aussi
Cherchant à savoir les images qui te viennent
au corps
Quand tu fermes les yeux et fais l’effort de
les convoquer
Mais ce doit être la même rareté le même
silence
Presque et je sais la difficulté d’en prendre
conscience
Je sais qu’il y en a peu de ces images
Que c’est très difficile à dire et qu’il y a
un tremblement
Quand je t’aperçois de loin quand je te vois
danser
Un tremblement celui de la surprise toujours
renouvelée
Et qu’il faut que tu nommes tout cela mon
baratin
Pour que continuent peut-être et le poème et
l’amour
Avec la joie de l’habitude quand c’est les
yeux fermés
La reprise des images familières de toi
La légèreté aussi et le lien avec l’espace
Qui fait tomber ma lourdeur celle dont
Je voudrais tant me déprendre un peu
Comme la déprise est la marque ou la
continuité
Dans l’amour du désir sa chance d’être sans
fin
Ce que je poursuis dans la quête de ton corps
Par les mots c’est-à-dire pour moi tout
Ce qui fait le monde je ne sais pas le nommer
Sans eux ni nommer ton corps ou le mien
Dans l’ignorance qu’ils ont respectivement
D’eux-mêmes et qui fait qu’ils se désirent
Une question d’élégance en somme dans le
rapport
Aux choses à moins que ce ne soit aux mots
Je n’ai jamais su vraiment la différence
Et ce discours qui renvoie au langage
Bâti sur une absence sur une perte
Avec la question du désir qui voudrait
Le demeurer c’est une histoire ancienne
Et c’est une extrême étrangeté
Qui gagne vers le silence
Qui me dirige en lui et fait surgir le vide
Je parle uniquement du mien
Je parle aussi d’une guirlande pour toi
Même si tu ne t’en soucies pas
Même si cela se bouscule au moment où
Ça commence sans la moindre idée d’une voie
D’un chemin de quelque chose
Et avec une histoire d’érotisme à jamais
décalé
Je ne suis pas le corps que tu désires même
Quand tu désires le mien et l’inverse
Nous ne sommes jamais pour l’autre celle
Ou celui que nous sommes et nous nous
absentons
Nous sommes absents au monde ou du monde
Ça ne veut pas dire grand-chose et ça sent
Son adolescence il faut être extrêmement
prudent
Avec cela d’autant que quelque part résonne
Un lied
de Mahler et sans doute pour toi
Je voudrais dans le poème la voix de Kathleen
Ferrier
Et c’est une autre histoire parce qu’à nommer
cela
Voici venir un carrefour de mots et tout son
cortège d’errance
Des poèmes de l’ancien temps Bonnefoy Delaveau
Et cet incroyable petit livre écrit par Ian
Jack
Que les éditions Allia ont eu la bonne idée de
publier
En 2006 la folie des références et celle de
l’effacement
Et tu sais bien que de ce côté c’est presque
toujours
Une comédie je crois même que c’est
Celle de l’absence parce que dis-moi
Qui les partage ces références ou qui
Les partageant ne rajoute pas les siennes
Et partant celles qui n’y sont pas
C’est ainsi que le désir persiste
Je te l’ai dit à ne pouvoir jamais s’ajuster
C’est-à-dire à n’être pas vraiment réel
Et tu sais que si ce mot revient c’est en même
temps
À chaque fois un tremblement parce que peut-être
Ça n’existe pas ou plutôt quand ça existe pour
nous
Par exemple quand nous voyons danser
Yukiko Nakamura le 28 juin 2009
Pli – comme il reste
encore quelque chose
Avec parfois la sarabande de la première suite
de Bach
Pour violoncelle ce n’est rien ce mot réel
Devant ce qui vient de la terre comme un chant
D’outre monde peut-être et totalement ancré
Ici et maintenant les vieux réflexes de pensée
Je ne sais plus qui j’entends dans le poème
Bonne nuit mon cœur
même si pas grande chose