Sous
l’été, sous la chape du piémont pyrénéen, Damien, Max et Jérôme sont
réunis dans le village de leurs grands-parents. Deux cousins germains et un
enfant d’ici, dont les parents allaient à la même école communale. Damien
travaille comme manœuvre avec son oncle maçon, Élie. Jérôme, le
« parisien », vient d’avoir son permis de conduire et son
baccalauréat. Il y a gagné le statut d’adulte, et son aura s’est renforcée par
sa nouvelle allure svelte, quand les deux cousins l’avaient connu lourdaud quelques
années plus tôt. Max se laisse couver par sa mère, qui lui épargne quasiment
toute participation à la vie de cette ancienne ferme, massif quadrilatère
replié sur lui-même où vivent encore les grands-parents, grabataires.
En ce
début d’après-midi lesté des nuages de la montagne en été, Max et Jérôme
passent en voiture devant le chantier où travaillent Damien et son oncle.
« Oh, tu viens avec nous ? On va pêcher
au gave, en montagne.
Damien est
accroupi sur les lattes du toit en réfection, sous la conduite chaleureuse et
si peu pédagogue de son oncle. La soif est là toute la journée, malgré les
canettes de bière ou les limonades fraîches gentiment proposées par le
propriétaire de la maison. Les pensées aussi sont là : le collège achevé,
le lycée à la rentrée, pas de fille en vue, et la nostalgie du mois précédent,
passé pour l’essentiel à vivre sans parents, en bande de filles et de garçons
autonomes dans les rues de Dublin, en séjour linguistique. « Après le réconfort, l’effort ». Son
été prenait le contre-pied du dicton.
« Oh, je peux pas les gars, vous voyez pas que
je bosse ? Par contre ce soir on peut aller se faire un tour si vous
voulez.
- OK, on verra. Bon courage alors ! Et
fais gaffe aux coups de soleil si tu veux plaire aux filles à la rentrée !
- C’est ça, marrez-vous. Allez faire gober vos
mouches aux truites en attendant… ».
S’il n’avait pas travaillé, Damien ne les aurait pas accompagnés. Il aurait lu à
l’ombre de l’acacia, devant la ferme, là où plus jeune il aidait son grand-père
à ramasser les brins de tilleul sur les branches fraîchement sciées. Mieux
encore : il se serait livré au nouveau plaisir solitaire qu’il s’était
découvert quelques jours plus tôt quand, comme dans une révélation, il sut
qu’il lui fallait quitter les pages de Madame
Bovary pour rédiger un texte, son propre texte, replié dans la discrétion
de la grande chambre qu’il partageait avec son cousin au premier étage de
l’aile ouest, et qui au moment où il traça ses premiers mots à lui, était
superbement isolée de la maison comme du monde entier sans doute.
Le
travail du jour terminé, la douche prise, le repas du soir ingéré (salade de
poivrons, omelette et truites, fromage), le rituel de la partie de tarots en
famille achevé, Damien partit tardivement en expédition avec Max et Jérôme. À
quelques kilomètres de là un village était en fête. Une sono occupait l’espace,
assourdissant tout ce qu’elle pouvait autour d’elle, tandis qu’une buvette déversait
bières et blancs limés dans des gobelets en plastique. Damien n’étais quasiment
jamais sorti dans ces fêtes de village si appréciées dans la région y tras los montes.
Il
s’était habitué, tout juste adolescent, à sortir en boîte en Irlande où une
étonnante permissivité, renforcée par l’appât financier, laissait entrer des
blancs-becs de treize ans dans des usines à sueur, à slow et à galoches.
Vite
éméché, un gars s’en prit à un autre venu du village d’à côté et cela finit en tuste. La virée tournait court. Juste le
temps pour Damien de retrouver un copain d’école : « Oh, Nassim, comment tu vas ? Qu’est-ce
que tu deviens ? Tu bosses par ici ? C’est bien. Et ta sœur Keira ?
Au supermarché, super. Moi ? Je suis au bahut, à Pau, j’entre en seconde,
ça va. Ça m’a fait plaisir de te revoir. À une prochaine j’espère ». Le
temps n’était plus où nous fêtions nos anniversaires d’enfant déguisés en
cow-boys et en indiens. Encore un tour en bagnole, à quatre cette fois – débarqué
la veille, un, pote de Jérôme nous avait rejoints -, à écouter Feria des Pogues – l’Irlande se rappelait
à Damien jusque dans la musique -, et la troupe retourna gentiment se
coucher.
Demain
il y a chantier. Demain, Max se réveillera à pas d’heure, Jérôme passera le
prendre pour une nouvelle virée, l’oncle s’énervera après Damien parce qu’il ne
trouvera pas l’outil demandé (Mais si, tu
sais, le truc là, dans le seau... Et, oh, des cailloux au gave, tu
trouves ? Et de l’eau à la mer ? ah pamaille !…). Demain, encore
une soirée de tarot, une journée de chantier ; ce même cycle, vécu par son
frère avant lui, pendant des jours, des semaines ; puis la paye en
liquide, les embrassades à la famille et le retour en ville pour la rentrée.
Assis
dans la classe de son nouveau lycée, pour son premier cours de seconde, Damien a
l’impression que l’année sera interminable. Il pense à l’Irlande, il pense aux
journées de travail avec son oncle. Il s’y sentait fourbu mais libre. Pas une seule
jolie fille en vue dans la classe… De toute façon, son visage et ses bras
étaient trop rougis des heures passées sur le toit, à travailler au
soleil, pour pouvoir espérer susciter ne serait-ce qu’un regard de l’une d’entre elles, ou alors de dédain. L'année sera bien interminable.